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Moayed Assaf arrive à la barre avec élégance, chemise blanche et costume noir impeccables, regard sombre. «Je vais essayer de résumer vingt-cinq années de migration en dix minutes», commence l’homme, exilé kurde parti d’Irak à 17 ans. Autour de lui, les magistrats ne portent pas de robe, mais tous l’écoutent attentivement, suivant les règles rigoureuses d’un tribunal. Gustave Massiah, figure de l’altermondialisme, un des organisateurs de cet événement, avait prévenu l’audience : «Ici, on n’applaudit pas comme dans un meeting : c’est un tribunal !»

Saisi par près de 40 associations françaises et européennes, d’Emmaüs International à Attac en passant par la Cimade ou encore Migreurop, le Tribunal permanent des peuples (TPP) consacré aux droits des exilés a organisé sa session à Paris jeudi et vendredi. Elle fait suite à celles organisées sur le même thème à Barcelone, à l’été 2016, puis à Palerme en décembre 2017. Une dimension internationale revendiquée depuis la création du TPP en 1979, treize ans après le Tribunal Russell, mis en place pour juger les crimes des Etats-Unis au Vietnam. Basé sur le droit international, le TPP reste un tribunal d’opinion, dont l’objectif «n’est pas de rendre justice, mais de donner des outils à ceux qui n’en ont pas pour s’en saisir», rappelle Mireille Fanon-Mendès-France, présidente de la fondation Frantz-Fanon et membre du jury.

«Nécro-politique»
«L’impunité est assurée. Quand il y a trop de morts et de déplacés, c’est comme s’il n’y avait plus de responsables : le Tribunal permanent des peuples cherche à les établir.» C’est ainsi que le secrétaire général du TPP, Gianni Tognoni, ouvre le procès jeudi dans une petite salle au rez-de-chaussée du Centre international de culture populaire. Ici, pas de dorures : juste des murs blancs et des chaises alignées pour à peine une centaine de spectateurs. Au début, ceux-ci ont de la peine à jouer le jeu. Quand Brid Brennan, du Transnational Institute, qualifie dans son introduction la politique européenne de «nécro-politique qui a généré la plus grande tombe de l’humanité dans la mer Egée et la mer Méditerranée», certains ne peuvent retenir des applaudissements. Rappelée à l’ordre par le président du jury, Philippe Texier, l’assistance finit par se plier à la solennité ambiante. Et lorsque Moayed Assaf lance : «On vit dans un monde dans lequel l’être humain interdit à un autre de circuler librement. De quel droit ? Qu’a-t-on fait pour en arriver là ?» Elle laisse planer le silence.
«Complicité de crimes contre l’humanité», «violation du droit des enfants», «entraves au droit à l’éducation et à l’accès aux soins», «atteinte au droit à la vie». L’acte d’accusation, épais de 25 pages rédigées par le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) est étayé d’exemples précis. Le gouvernement français et l’Union européenne n’ont jamais répondu aux sollicitations du Tribunal permanent des peuples pour venir assurer leur défense. A la gauche du témoin, ce sont donc deux juristes du Gisti qui jouent les avocats commis d’office. Difficile de penser contre soi-même ? «C’est essentiel, et à vrai dire, quand on a travaillé sur l’accusation, on a forcément anticipé les arguments du camp d’en face», précise le professeur de droit Jean Matringe, qui n’a su que le matin même qu’il devait remplacer un collègue afin d’assurer la défense de l’UE. Lui misera sur l’argument consistant à dire que «l’Union n’est qu’une émanation : ce sont les Etats membres qui sont maîtres de leurs politiques migratoires». Convaincu des lacunes du droit international, il rappelle que «seuls les Etats ont le pouvoir de le changer. Et c’est bien le droit lui-même qui est en procès aujourd’hui».
«Textes internationaux violés»
De son côté, la jeune «avocate du gouvernement français» Claire Bruggiamosca se plaît à dire «mon client Gérard Collomb». Des rires nerveux fusent. Le contexte des dernières directives du ministre de l’Intérieur, qui vont jusqu’à mettre en cause les principes historiques de l’hébergement d’urgence, plane sur cette assemblée. Le magistrat Philippe Texier, ayant travaillé pour les Nations unies pendant plus de vingt ans, y puise le sens de ce tribunal : «Il y a des choses que l’on ne peut pas justifier. Les matraques, les tentes lacérées alors que les gens se réfugient du froid, ça ne se justifie pas. Ce ministre va plus loin que nombre de ses prédécesseurs.» Puis, le président du jury reprend son rôle et appelle à la barre un nouveau témoin.

C’est un témoin «star» : Damien Carême, le maire de Grande-Synthe (Nord) : «J’ai dû faire face aux carences de l’Etat, et jusqu’au bout on m’en a empêché. Je ne supportais plus de voir des personnes vivre dans ces conditions dans ma commune. Or cette responsabilité n’est pas la mienne, c’est celle de l’Etat. Mais ni Médecins sans frontières ni moi n’avons été remboursés par le gouvernement pour les frais engagés dans la construction du camp de Grande-Synthe.» L’élu écologiste croit au bénéfice de ce tribunal : «On manque de pédagogie sur ces questions. Alors que dans l’acte d’accusation, on le voit bien : il y a des textes internationaux de référence, clairs, dont personne ne peut nier qu’ils sont violés.»

A la pause du midi, toute la mise en scène du tribunal s’envole. Accusation, défense, jurés et public se partagent des plats de houmous, font tourner pains pitas et falafels. Autour du buffet libanais et de la machine à café, l’ambiance est détendue. Jean Matringe reçoit des sourires et des accolades : «Vous avez bien du courage !» Lui ironise : «J’ai comme l’impression que tout le monde ici est ligué contre nous…» Et glisse : «Certains ont l’air de se dire "il commence à prendre un peu trop son rôle au sérieux celui-là "!»

Noyade collective
L’audience reprend. La salle est toujours comble et une quinzaine de personnes reste debout, massée à l’entrée. Une vidéo est projetée sur le mur derrière les spectateurs. Sur fond de ciel bleu, en surplomb d’une ville qui s’étend à l’horizon, le visage d’un jeune homme apparaît. Face à la caméra, qui alterne maladroitement plans serrés et plans larges (l’anonymat est préservé), il raconte une noyade collective provoquée par les gardes-frontières de la Guardia Civil espagnole : «Sur les huit amis que nous étions, quatre sont morts, deux ont disparu. Je voulais aller chercher leurs corps jusqu’au fond de l’eau mais les gardes m’en ont empêché.» Les visages dans le public sont lourds, les sourires de la pause se sont effacés. «Au bout de quarante minutes, un grand silence,poursuit le jeune homme. Juste le bruit des vagues. On aurait dit qu’on avait déposé des dizaines de vieux vêtements à la surface de l’eau.»
Le deuxième jour, vendredi, c’est Loveth Aibangbee qui parle le plus fort à la barre : «Enough is enough ["trop c’est trop"].» Elle est venue pour témoigner de la traite sexuelle des femmes nigérianes. Chacune de ses phrases est traduite par une bénévole des Amis du bus des femmes, association fondée pour et par les prostituées. A tout juste 30 ans, la jeune femme a la détermination d’une leader. Elle évacue en deux phrases son histoire dans la rue, commencée en arrivant en France il y a sept ans : «J’ai eu des clients qui ont voulu me tuer, j’ai failli mourir. J’ai appelé la police, on m’a répondu "pourquoi vous appelez ? Vous n’avez pas de papiers".» Loveth Aibangbee veut surtout parler des autres, ces femmes qu’elle rencontre autour d’elle : «A cause de la crise au Niger et en Libye, le nombre de victimes augmente. Il y a beaucoup de mineures, des filles qui ont 12, 15 ans.» Elle accuse : «La France a une part de responsabilité. Sans visas, les trafiquants restent la seule option pour le voyage. Et ici, les Nigérianes se retrouvent forcées à travailler dans la rue pour payer leurs dettes : des dizaines de milliers d’euros à des organisations criminelles, qui sévissent là, en France.» Françoise Carrasse, de la Coalition internationale des sans-papiers et des migrants, résumera de manière lapidaire : «Pour les migrants, la France est un Etat de non-droit.»

«Condamnation morale»
Vendredi, la salle est électrisée par un autre témoin : Cédric Herrou, agriculteur devenu malgré lui le symbole des citoyens poursuivis en justice pour avoir apporté leur aide à des exilés. Il est le seul à ne pas rester assis face au jury, préférant se tourner vers le public : «Peu à peu je me suis entouré d’associations, d’avocats, et j’ai appris le droit. Je me suis rendu compte que ce que je faisais n’était pas si illégal et qu’à l’inverse, l’Etat ne respectait pas toujours la loi. On a même fait des réunions pour expliquer cela à des gendarmes de la vallée de la Roya.» Cédric Herrou, lunettes rondes et chemise rouge aux manches retroussées, évoque Martine Landry, bénévole d’Amnesty International jugée ce lundi à 73 ans : «La justice est devenue le bras armé de l’Etat. La première fois que j’ai été arrêté avec huit personnes dans mon véhicule, dont une qui n’était pas assise, le tribunal m’a relaxé pour immunité humanitaire. Et le procureur m’a demandé : "Mais pourquoi vous n’avez pas pris une voiture plus grosse ?"» Rires dans la salle. «Je vous jure que c’est vrai. Alors qu’en octobre, Raphaël, 19 ans, a pris trois mois de sursis pour avoir fait 5 kilomètres en bagnole. Pour vous dire comment les choses ont changé…»

Cédric Herrou aura été le dernier témoin. La sentence, lue ce dimanche au festival Moussem à Gennevilliers (Hauts-de-Seine) par Philippe Texier, confirme la complicité de crime contre l’humanité : «Le TPP estime qu’il existe des motifs raisonnables de retenir cette qualification à l’encontre de l’UE et des Etats qui la composent, dont la France.» Le tribunal recommande la «révision immédiate de tous les accords passés entre UE et pays tiers» pour externaliser ses frontières. Ou encore, la ratification par les Etats membres de la convention de 1990 sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants, dont aucun n’est signataire. «Ce qu’il manque, c’est une juridiction avec une force coercitive, explique le magistrat, une cour constitutionnelle internationale, par exemple, pourrait faire obstacle à certaines législations. Aujourd’hui, les instances existantes n’ont qu’un pouvoir de condamnation morale.» A l’image de cette session du TPP, désormais close. Cédric Herrou partage l’amertume : «On est là, à recréer une justice… C’est grave d’en arriver là, ça me fait mal au bide.»

Maïa Courtois photos Marc Chaumeil

http://www.liberation.fr/auteur/18213-maia-courtois


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